«Est-il possible de changer ?» #8

 

 

 

 

Pour clore momentanément notre thème du changement, intéressons-nous maintenant à la notion de déménagement, un acte loin d’être aussi banal qu’il n’y paraît et qui concerne la plupart d’entre nous.

Selon le philosophe Benoît Goetz, auteur de La théorie des maisons, Verdier, 2011, chaque déménagement est un arrachement, une « catastrophe douce » qui laisse derrière soi tout un pan de vie, bien souvent en l’espace d’une journée. D’après lui,

« Le déménagement dérange l’illusion d’être chez soi. Quand on déménage, on quitte son arrangement. C’est un chamboulement considérable. (…) C’est une césure curieuse qui permet de dater un moment de sa vie. On s’aperçoit alors que l’on est habitué à habiter, que l’habitude produit une sorte d’inconscient. Celui qui déménage est privé de ses marques et de son territoire. Il découvre que « l’inhabitation est au coeur de l’habitation ».

« Le déménagement « remue le ménage », il invite ceux qui y habitent à entreprendre une sorte de travail archéologique », sur les traces de leur passé. Le déménagement pousse à réarranger sa vie et invite à se poser la question : qu’emporter avec soi ?

Thierry Paquot, philosophe de l’urbain, rappelle que le verbe « déménager » signifie d’abord, au 18ème siècle, le fait de perdre l’esprit – qui déménageait était proprement « dérangé ». Il croit, comme Gaston Bachelard que « tout individu s’avère « topophile », serein lorsqu’il réside dans un lieu qui le lui rend bien. Pour lui, la manière dont on loge et les meubles que l’on possède traduisent notre rapport au monde.

« Le « chez-soi », cette connivence entre un lieu et une personnalité, exige que plusieurs conditions soient réunies. »

La condition de l’homme moderne est liée au déracinement, au refus de l’héritage transmis, au profit d’attaches librement choisies, à cette identité abstraite. Maintenant on trouve sa place, dans le domaine professionnel et amoureux par exemple, souvent bien loin de son lieu de naissance et d’enfance.

Le philosophe Emmanuel Kant pense que l’homme tire sa grandeur de son arrachement à tous les déterminismes, que sa nature ne repose sur aucun ancrage spécifique : culture, milieu, origine… Il revient au sujet d’incarner cette liberté dans une expérience ou dans un lieu.

Mais pour le sociologue Harmut Rosa, auteur d’Aliénation et Accélération (La Découverte, 2012), nous sommes entrés dans ce qu’il appelle « la modernité tardive », une période « excessivement libre » mise sous la pression de l’accélération technique, qui a atteint un tel rythme qu’une même génération connaît plusieurs bouleversements.

"Nous renouvelons les structures matérielles de nos mondes vécus (les meubles et la cuisine, les voitures et les ordinateurs, les façons de s’habiller et de se nourrir, l’apparence de nos villes, de nos écoles, de nos bureaux, les outils et les instruments avec lesquels nous travaillons etc.) à des rythmes si élevés que nous pourrions presque parler de « structures jetables "

,écrit-il.

Pour lui, « la perception de qui nous sommes (donc notre identité) dépend directement de notre rapport à l’espace, au temps, à nos contemporains et aux objets de notre environnement ». D’une identité stable, autrefois, nous serions passés à une identité « situative », sans attaches. Comme si l’absence de chez-soi permanent devenait, finalement, notre destin.

La mobilité est devenue un marqueur de la réussite, incarnée par une élite mondialisée, inversement, celui qui n’est pas capable de déménager ne serait plus concurrentiel. Une certaine forme de management repose sur cette promotion de la flexibilité. Organiser un déménagement permet de réduire les effectifs sans avoir à licencier : suive qui peut !

Architecte et psychologue du travail, Elisabeth Pélegrin-Genel accompagne ces changements, parfois brutaux, dans les entreprises :

« Je n’ai jamais vu des employés sauter sur place en disant : « chouette, des travaux ! ». Ils manifestent plutôt de l’appréhension à l’idée de regagner un espace totalement transparent. Le cran supérieur, c’est le flex office, l’absence de bureau propre, qui oblige chacun à trouver sa place, tous les matins. Lors d’un déménagement, les habitudes sont complètement rompues. Certains se plaignent car ils ne peuvent même pas emporter leur plante verte ou leurs affiches. On les oblige à ranger l’intégralité de leurs documents en courant après le mythe du « zéro papier ». Dans ces espaces blancs et transparents, on tâche de ne pas montrer le travail, ou un travail purement abstrait, parfaitement propre. Les travailleurs ne se retrouvent pas dans cette vision ».

Cette sorte d’obligation au changement incessant, est la marque d’une aliénation contemporaine et nous ôte la possibilité d’habiter pleinement le monde. Dans L’Enracinement (1949), la philosophe Simone Weil rappelle déjà combien notre ancrage dans l’espace participe, non seulement d’une nécessité fonctionnelle mais surtout d’un besoin, « peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine », mais aussi « l’un des plus difficiles à définir », car il autorise le développement de notre vie morale, intellectuelle et spirituelle. Il nous rend libres, tandis qu’être dépossédés d’un lieu propre, de racines réinventées, nous rendrait étrangers à nous-mêmes.

Simone Weil ajoute :

«  Des êtres vraiment déracinés n’ont guère que deux comportements possibles : ou ils tombent dans une inertie de l’âme presque équivalente à la mort (…), ou ils se jettent dans une activité tendant toujours à déraciner, souvent par les méthodes les plus violentes, ceux qui ne le sont pas encore ou ne le sont qu’en partie ».

 

L’enracinement

Et si l’âme avait, au même titre que le corps, des besoins fondamentaux ? Pour Simone Weil, cela ne fait aucun doute, et leur satisfaction est une obligation. Disparue en 1943, à seulement 34 ans, elle détonne : voici une philosophe à l’œuvre singulière, inclassable, doublée d’une militante de la cause ouvrière et d’une mystique tendue vers Dieu et l’absolu. À la fin de sa vie, elle fait de l’enracinement l’un des besoins vitaux de l’âme : il est nécessaire pour l’homme d’avoir des racines, d’inscrire et de construire son identité au sein de milieux sociaux, culturels ou professionnels.

Lecture

- Henri Bergson, La pensée et le mouvant, 1934, « La perception du changement : 2ème conférence », conférences faites à l’université d’Oxford (1911). PUF, Quadrige, p.170.

Conseils de lecture :

  • L’Enracinement / Simone Weil
  • Aliénation et accélération / Harmut Rosa

 

 

 

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Références

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Crédits : CC BY NC

Lecture : Stéphanie Marchais

Visuels : Philippe Gürel