« Quand est-on vraiment soi-même ? » #2
« Sois toi-même », « deviens toi-même », ces expressions sont très répandues, notamment dans la communication publicitaire, où l’on voit fleurir des slogans comme « Deviens ce que tu es es » (Lacoste), ou « Venez comme vous êtes » (McDonald’s).
Ces injonctions s’affichent aussi sur les couvertures des livres de développement personnel et sur les réseaux sociaux. Les influenceurs les plus connus dispensent sur Instagram, à leurs milliers d’abonnés, des conseils dédiés à l’image et partagent à longueur de journée des routines beauté pour espérer obtenir le même tient parfait qu’eux, ou les photos de la dernière destination à la mode où il faut absolument se rendre pour faire des selfies.
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Ces stars des réseaux sociaux, aux millions de followers, invitent paradoxalement leurs fidèles à être « soi-même » en les imitant, créant ainsi une communauté d’abonnés aux désirs – et parfois aux frustrations – identiques.
Cette mode du « be yourself » s’avère rapidement vaine et contradictoire. En effet, rien ne tue davantage le désir que d’ordonner « désire ! ». De même, essayer de correspondre en permanence à l’impératif « sois-toi même »est le meilleur moyen de ne pas y parvenir.
Absurde ? Oui, mais ainsi va la vie en société remarque Jean-Jacques Rousseau, à une époque où les salons littéraires tenus par des personnalités mondaines et où les correspondances écrites jouent le rôle de réseau social, certes très sélect, mais mieux vaut en être pour espérer récolter des Like.
Ne supportant plus les critiques dont il fait l’objet et tout le ballet des conventions sociales qui l’aliènent et l’éloignent, dit-il, de sa véritable personnalité, le philosophe se retire de la communauté de ses semblables : « Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toute parure, plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela je déracinai de mon coeur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais ».
Comment s’accomplir sans la société, sans les autres ? Existe-t-il d’autres manières d être en cohérence avec son « soi profond » en évitant un individualisme extrême, qui draine avec lui bien des illusions ?
La question fondamentale serait peut-être plutôt : comment exister de manière juste ?
Une autre approche existe, proposée par les stoïciens, qui consiste à décider du sens de son existence, à se choisir :
Les stoïciens
Chez Sénèque, Epictète ou Marc-Aurèle, on trouve l’idée que la sagesse consiste à se rendre impassible, c’est à dire à maîtriser ses passions (émotions). Les stoïciens savent bien que tout être humain est soumis à des chocs émotionnels, mais c’est dans la capacité à les dominer que réside la possibilité d’un accord avec soi. Lorsqu’ils affirment que le but de l’existence est de « vivre en conformité avec la nature », cela veut dire vivre en conformité avec la raison, en nous et hors de nous. Cela suppose d’identifier la nature humaine avec la rationalité en l’homme et d’exclure les passions de la nature humaine. La sagesse se définit par l’acquisition d’un « art convenable », c’est à dire l’acquisition de la vertu. Dans le stoïcisme, le bonheur désigne l’indépendance vis à vis des circonstances et le détachement à l’égard des évènements. Ce serait une philosophie de la liberté intérieure. Ici la liberté désigne la puissance d’agir par soi-même au niveau de la pensée et du jugement . Ce qui dépend de nous ce sont nos opinions, nos désirs. Ce qui ne dépend pas de nous relève du corps, de la réputation, des honneurs, des biens matériels. Il s’agit donc de maîtriser ses passions.
Or, est-ce que cette conception de la sagesse n’est pas équivalente à dénaturer l’être humain ? : si je n’éprouve pas de pitié pour quelqu’un qui souffre, si je n’éprouve pas d’amour pour mon enfant, je ne suis peut-être plus vraiment un être humain ? Et les injonctions actuelles nous invitant à « devenir maîtres de nos existences », réactualise cet idéal stoïcien.
Peut-être aussi est-il vain de devoir toujours opposer raison et passion…
Sur l’auteur Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778)
« Le seul Jean-Jacques me parut chercher la vérité avec droiture et simplicité de coeur ». Ainsi Rousseau juge-t-il Jean-Jacques dans l’une de ses dernières œuvres, « Les Rêveries du promeneur solitaire ». Rien de moins évident quand on sait quelles contradictions marquèrent sa vie. Il naît le 28 juin 1712 à Genève. Son père, veuf et horloger, le met à 10 ans en pension chez un pasteur et l’abandonne. Il tente d’apprendre le métier de graveur mais s’échappe pour vagabonder. Dans Les Confessions, il se souvient avoir atteint « la plus basse polissonnerie » et se dit qu’en présence d’une figure bienveillante, il « aurait été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose ». Il trouve une protectrice en Madame de Warens avec laquelle il s’installe à Chambéry. Il l’appelle « Maman » et devient son amant. Auprès d’elle il apprend aussi la musique et invente un nouveau système de notation musicale. Sa carrière philosophique démarre en 1749 par une illumination : la lecture du sujet de l’Académie de Dijon pour son prix de morale lui inspire le discours sur les sciences et les arts. Il y affirme que la civilisation n’est pas un facteur de progrès mais d’avilissement. Tollé dans les salons ! Voltaire se moque de celui dont l’oeuvre « donne envie de marcher à quatre pattes ». L’engrenage est lancé. Plus Rousseau publie, Julie ou la Nouvelle Héloïse, L’Emile, Du contrat social, plus il attire les regards et plus il fuit la compagnie des hommes qui, croit-il, le persécutent. Il se fâche avec la plupart de ses amis, finit sa vie dans l’isolement. « Seul sur la Terre, n’ayant plus de frères, de prochain, d’ami, de société que lui-même ». Il meurt le 2 juillet 1778.
Quelques citations
- « Soyez-vous même, les autres sont déjà pris »
- Oscar Wilde
- « Croire en votre propre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous au plus secret de votre coeur est vrai pour tous les hommes – là est le génie. Exprimez votre conviction profonde, et son sens deviendra universel ». Ralph Waldo Emerson
- «Tout est opinion. Et l’opinion dépend de toi »
- Marc-Aurèle
Lecture d’extraits de la Deuxième et Troisième promenade ( tirées des Rêveries du promeneur solitaire) (et ouverture sur Michel de Montaigne (1533 – 1592), Les Essais (1580 – 1588).
Références
Les Essais (Michel de Montaigne)
La vie heureuse (Sénèque)
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Lectures
Extraits de la Deuxième et Troisième promenade ( tirées des Rêveries du promeneur solitaire)
et ouverture sur Michel de Montaigne (1533 – 1592), Les Essais (1580 – 1588)
Références
Et Aussi :
Autoportrait de l'auteur en coureur de fond de Haruki Murakami
Crédits : CC BY NC
Lecture : Stéphanie Marchais
Visuel : Nasa, Glen research center, public domain