«Est-il possible de changer ?» #7
Est-il possible de changer ?
Dans le premier épisode consacré au changement, nous avons vu qu’une des principales forces d’opposition est l’habitude, cette puissance irrésistible qui agit en nous, gouverne nos vies, et dont nous ne nous apercevons pas, la plupart du temps.
Pour sortir de la routine, cette suite d’actes mécaniques qui insensiblement engourdit nos existences, nous allons voir qu’on peut lui subsister quelque chose de très proche mais d’infiniment plus riche : l’exercice.
En quoi consiste la puissance de l’habitude ?
Tout d’abord, elle ne s’adresse pas à notre esprit. Elle s’inscrit dans notre corps. On peut toujours réfuter telle ou telle idée, il est beaucoup plus délicat de se séparer d’une partie de soi-même. Pour le philosophe Henri Bergson, l’habitude est le « résidu fossilisé d’une activité spirituelle » (La vie et l’oeuvre de Ravaisson, 1904).
Elle se met parfois en place à partir d’une idée ou d’une décision, mais elle s’enfonce inévitablement dans la matière et dans notre corps. Ce peut être notre main qui salue toute seule, sans réfléchir, notre bouche qui articule une formule de politesse sans que le coeur y soit. Ou par exemple, lorsque nous découvrons pour la première fois, un trajet inédit, nous nous émerveillons de tout. Puis au bout d’un moment, nos pas nous portent machinalement et nos yeux ne remarquent plus rien : la beauté des choses nous est devenue indifférente.
L’habitude est aussi une répétition stérile. Selon Bergson, une fois qu’elle est prise, elle n’est plus qu’un « mécanisme, une série de mouvements qui se déterminent les uns les autres. Notre expérience intérieure nous montre dans l’habitude une activité qui a passé, par degrés insensibles, de la conscience à l’inconscience et de la volonté à l’automatisme » .
L’histoire nous montre que l’on peut, malheureusement, s’habituer à tout. La littérature concentrationnaire regorge de récits de personnes vivant dans des conditions atroces, mais qui, de manière presque incroyable, finissent par s’y habituer, par supporter la faim, le manque de sommeil, le travail harassant, la privation de liberté, etc.
On le voit, la volonté ne peut rien contre l’habitude, elle a même des effets moraux, ou plutôt amoraux. Quand la conscience abdique, quand on baisse les bras en avouant « je n’y peux rien », l’habitude est un alibi tout trouvé. La routine dissout notre responsabilité. Réitérer une action est le meilleur moyen de la « fixer », dans notre vie de tous les jours, de ne pas se poser de questions sur sa dimension éthique.
Selon la philosophe Catherine Malabou, il y a dans l’habitude une rigidification qui peut aller jusqu’à l’addiction. Et pour elle, l’addiction est une altération devenue tellement habituelle qu’elle doit absolument se répéter pour maintenir la constance de l’identité.
Aristote, qui s’est longuement penché sur l’habitude dans l’Ethique à Nicomaque, dit d’un joueur compulsif par exemple, qu’il aurait pu ne pas commencer à jouer, ou du moins ne pas en faire une habitude. Il est donc responsable des conséquences, même lointaines, de ses mauvais penchants. Le pire effet de l’accoutumance est de nous faire croire que nous ne sommes pas redevables de ses effets, alors qu’en réalité nous le sommes.
L’habitude semble ne rien créer, à part des gestes automatiques. Elle est le meilleur moyen de nous prémunir de la nouveauté, de nous empêcher d’inventer. C’est pour cette raison que Bergson, philosophe de l’élan vital et de la création, ne l’aime pas beaucoup. L’habitude amène l’indifférence, la lassitude et l’ennui. Hegel la résume, cruellement, ainsi : « C’est l’habitude de la vie qui cause la mort, ou à l’envisager de manière tout à fait abstraite, est la mort elle-même. »
Comment vaincre la force de l’habitude ?
Pas si facile de cesser d’être l’esclave de nos petites manies, l’héroïsme ne suffit pas. Le geste mille fois répété aura toujours plus de force que l’exploit d’un seul jour.
Afin de se débarrasser de l’habitude, il faut la remplacer par quelque chose qui lui ressemble beaucoup et qui a au moins autant de force qu’elle : l’exercice et la discipline.
C’est l’hypothèse du philosophe allemand Peter Sloterdijk, qui a publié un ouvrage sur le sujet en 2009, Tu dois changer ta vie. Selon lui, le seul changement de vie possible passe, depuis les grecs anciens, par l’exercice. qu’il s’agisse de sport, de pratique artistique, d’ascèse religieuse ou même d’introspection répétitive dans la cure psychanalytique. Il faut nous engager dans la voie d’une « bonne répétition », afin de mettre en œuvre la « désautomatisation psychique et la décontamination morale ». Selon ce philosophe, le silence, destiné à nous « vider » l’esprit de nos idées toutes faites, est une vieille tactique des disciples du sage Pythagore, dans l’Antiquité.
Aujourd’hui, que l’on pratique la méditation, la musique, la peinture, s’abstenir de parler constitue une condition de l’entraînement. Mais le plus important est le « montage méthodique d’une nouvelle structure spirituelle » : un programme d’action modeste, progressif, mais qui se pratique avec régularité. Tout ce que Bergson critiquait dans l’habitude se pare , dès lors, de couleurs nettement plus attrayantes.
Pour se diriger vers une nouvelle vie, il faut repartir du corps, de la matière, de la répétition. A cette condition seulement on peut espérer progresser. Cette « vie éthique » inscrite dans le fait de pratiquer le même exercice, même infime chaque jour, est enfin, profondément, « réformatrice ».Volonté, ténacité, rigueur, responsabilité renaissent en accompagnant la discipline.
Certes, l’exercice est humble, mais il permet d’aller très loin.
(Petit encart)
Selon la philosophe Catherine Malabou, au travail, dans la vie et dans nos pensées, la plasticité est une nouvelle forme de liberté : en effet, être plastique ce n’est pas se plier à tous les vents mais plutôt s’ouvrir de l’intérieur à une forme nouvelle.
Elle nous invite à considérer la pensée d’Aristote, pour lequel il y a les altérations qui nous corrompent et celles qui nous améliorent. C’est un problème moral, en effet, d’arriver à évaluer de façon juste la transformation qui nous conduit vers le mieux et de rejeter celle qui risque de nous abîmer. On s’altère soi-même dans ce qu’on fait. Cela arrive par glissements successifs qui, paradoxalement, tissent la fidélité à soi.
Pour penser le changement, le concept de plasticité est intéressant : le matériau plastique ne revient jamais à sa forme initiale. La plasticité nécessite donc une certaine souplesse, puisque le matériel doit pouvoir se déformer une première fois, mais en même temps elle implique une capacité de résistance à la déformation. Catherine Malabou nous rappelle aussi que, selon Hegel, la subjectivité humaine n’est pas une instance « fixe et solide ». C’est une instance « plastique ». Elle est « réceptrice » et « donatrice » de sa propre forme. Le sujet peut se projeter dans les accidents qui lui adviennent. C’est ainsi qu’il s’ouvre à son propre avenir.
Du point de vue de Catherine Malabou, la plasticité nous permet donc de résister à la sollicitation extérieure d’être toujours flexible, de tenir la cadence, d’être constamment adaptable, pliable dans tous les sens, bref, cette plasticité nous permet de ne pas obéir tout de suite. C’est un principe de désobéissance intérieure nous invitant à repérer les menaces d’aliénation.
Biographie de Henri Bergson :
Né le 18 octobre 1859 à Paris d’un père juif polonais et compositeur et d’une mère anglaise, Bergson suit le parcours de l’élève, puis du professeur modèle : premier prix du concours général de mathématiques, études à l’Ecole normale supérieure, agrégation de philosophie, enseignement au lycée Henri IV. En 1889 paraît l’Essai sur les données immédiates de la conscience : le professeur brillant, mais discret, devient alors le centre de l’attention de la communauté intellectuelle. Certes il cite les articles scientifiques les plus récents , mais s’écarte du positivisme et du rationalisme dominants et propose de reconnaître une part d’incommensurable au vivant. Peu à peu le bergsonisme devient à la mode. Nommé au collège de France en 1900, il voit ses cours devenir une attraction incontournable de la capitale. Les distinctions pleuvent au fur et à mesure que sortent ses essais : élection à l’Académie des sciences morales et politiques en 1901, Légion d’honneur en 1919, prix Nobel de littérature en 1928… On se réclame de lui ou on décèle son influence ça et là, de Barrès à Proust en passant par Debussy. Quand la guerre éclate, il s’engage dans ce qu’il voit comme « la lutte même de la civilisation contre la barbarie ». En 1922 il préside la Commission internationale de coopération intellectuelle de la Société des Nations. L’engagement politique ne se fait pas au détriment de ses recherches puisqu’il publie L’Energie spirituelle et Durée et Simultanéité. Affaibli dès 1925 par des rhumatismes paralysants, il s’inquiète de la possibilité d’un second conflit mondial mais plaide cette fois pour le pacifisme. Sous le régime de Vichy, Bergson, gloire nationale, devient un « philosophe juif ». On lui propose toutefois le titre d’ "aryen d’honneur" qu’il refuse pour réclamer l’étoile jaune. Il meurt le 4 janvier 1941.
Les principaux thèmes de sa pensée sont : l’évolution, la créativité du vivant, la part de mystère qu’elle suppose, la conscience comme durée.
Quelques pistes de lecture :
- Ethique à Nicomaque / Aristote.
- Tu dois changer ta vie / Peter Sloterdijk
- Les nouveaux blessés / Catherine Malabou
- Métamorphose de l’intelligence / Catherine Malabou
- Essai sur les données immédiates de la conscience / Bergson
- Le rire / Bergson
- Matière et Mémoire / Bergson
- Rupture (s) / Claire Marin
- CD I did it my way / Frank Sinatra
- CD Comme d’habitude / Claude François
Lecture audio d’extraits de « Rupture(s), de la philosophe Claire Marin.
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Références
Crédits : CC BY NC
Lecture : Stéphanie Marchais
Visuels : Philippe Gürel