«Est-il possible de changer ?» #5

 

 

 

Les évènements récents, notamment cette épidémie due au Covid 19, la crise sanitaire et le confinement mondial qui en ont résulté, nous ont poussé à nous interroger, du moins un grand nombre d’entre nous, et à laisser place à une forte envie de changement. Repenser nos modes de fonctionnement, de consommation, d’envisager le monde, nos façons de nous relier aux autres, nos rapports aux politiques, bref, à changer nos modes de vie.

Plus simplement, en dehors de ces faits exceptionnels, le désir de changement apparaît, de façon récurrente, lorsque par exemple le quotidien nous ennuie et nous entrave, qu’une relation ne nous convient plus, que notre travail nous pèse, que nous ne trouvons plus de sens à notre existence telle qu’elle est. Aussi devient-il nécessaire d’impulser un changement. Et pourtant, l’inertie prend souvent le dessus.

Pourquoi ?

Depuis quelques décennies, tout nous est donné pour pouvoir changer de vie : divorcer n’a plus rien d’exceptionnel, de même que de se tourner vers une nouvelle carrière ou partir vivre très loin. Par ailleurs, nous aspirons au changement pour laisser les erreurs et les souffrances derrière nous, comme s’il était possible de recommencer de zéro une vie nouvelle, ou parfois juste pour tenter quelque chose d’inédit. Cependant ça résiste. Cet écart entre le désir de changement et la difficulté à le réaliser, alors que nous nous sentons prêts, constitue une grande source de souffrance existentielle. Nous pouvons passer notre vie à vouloir changer, sans pour autant agir.

Dans notre monde actuel, tout bouge en permanence et nous sommes nombreux à être confrontés à une sorte d’agitation perpétuelle - que certains d’entre nous ont pu suspendre pendant le confinement et dont ils ne veulent plus. La société est devenue plus rapide, plus fluide, on nous demande sans cesse d’être plus flexibles, plus souples, plus agiles, multitâches, et de nous adapter au bouillonnement général. Il faut constamment se réinventer, évoluer, passer d’un poste à l’autre, maîtriser en un temps records de nouveaux outils.

Mais quand tout se meut, comment reconnaître les vrais et grands changements de vie, de ceux qui nous affectent en profondeur ?

Nous avons les meilleures raisons de ne pas changer : nous ne savons pas par quoi commencer, nous avons peur que la situation soit pire ensuite, nous craignons de devenir quelqu’un d’autre, et nous sommes intimement convaincus qu’au fond « on ne change pas ».

Pour passer à l’action et entreprendre les changements dont nous avons besoin, pour être plus heureux il nous faut d’abord vaincre trois obstacles majeurs : l’habitude, la peur et la difficulté de savoir ce que l’on veut vraiment.

 

1 - L’habitude :

Les habitudes sont inscrites dans notre chair, notre vie corporelle, notre temps quotidien. Elles sont silencieuses et passives, mais bien plus ancrées qu’on ne le croit. Ce sont les principales forces d’opposition au changement. La plupart viennent de notre enfance, de notre milieu, de notre éducation. Le sociologue Pierre Bourdieu les nomme les « Habitus », « systèmes de dispositions durables ». Ce sont les choses à faire ou à ne pas faire, à dire ou à ne pas dire, conçues comme des barrières absolues, alors qu’elles ne sont que le produit de la classe sociale à laquelle nous appartenons. Ces interdits se traduisent par des maximes intériorisées, qui finissent par nous définir. Le pire avec ces habitudes, c’est qu’on peut les attraper en quelques jours et qu’elles s’incrustent ensuite plus profondément que certaines de nos convictions les plus fortes, et bien souvent la volonté, la raison et les grands principes ne peuvent rien contre.

Le seul moyen de se sortir de ces mauvais habitudes qui freinent notre développement, serait peut-être de les remplacer par de nouvelles, libératrices cette fois, qui prendraient la forme de l’exercice et de la discipline. Choisir la réforme plutôt que la révolution.
Nous verrons prochainement comment briser les puissantes chaînes des habitudes qui nous collent à la peau.

 

2 - La peur :

Elle peut prendre toutes les formes : la terreur, quand vivre sous un régime autoritaire par exemple, menace notre vie.

En effet, s’exprimer ouvertement pour dénoncer l’oppression, s’engager dans la dissidence pour faire changer le système, peut nous faire courir d’énormes risques, alors la peur devient frayeur animale. Dans la sphère sociale il peut nous arriver de ressentir de l’angoisse face au regard et au jugement d’autrui. « Que vont penser mes proches, mes connaissances ? » est l’un des plus grands obstacles au changement. Cette peur peut se faire panique quand il s’agit de plonger dans l’inconnu. Et puis rien ne garantit que tout se déroule comme prévu, rien ne m’assure qu’on ne répétera pas les mêmes erreurs, rien ne préserve de se figer dans des comportements répétitifs. Cette répétition des scénarios de vie devient une sorte de malédiction par anticipation et paralyse celui ou celle qui veut changer. Enfin il peut s’avérer que le remède soit pire, ou aussi pénible, que le mal. Une forme de sagesse réclamerait alors de ne pas bouger d’un pouce. Montaigne fait partie de ces auteurs hostiles à la « nouvelleté », et refuse de se projeter dans le futur : « quand je danse je danse, quand je dors je dors ». Il préfère ne rien changer plutôt que subir une double peine et avoue même « si j’avais à revivre, je revivrais comme j’ai vécu ».
Si on refuse la fatalité, même agréable, de la permanence, il n’y a qu’un moyen de sortir de la peur : rompre, partir, trancher, en posant des actes irréversibles, de façon radicale. Mais ce geste pur comporte une part de risque, de possibilité d’échec.
Ni exercice, ni fruit d’une longue réflexion, l’acte audacieux nous débarrasse de la peur en nous plongeant dans l’inconnu. Certes il nous donne le sentiment d’avancer, mais ne nous garantit pas contre le désenchantement. Pourtant, cet acte irréversible est parfois le seul moyen de restaurer sa dignité.

 

3 - Retrouver son désir profond :

A certains moments clés de notre existence, nous sentons que nous ne faisons plus que nous adapter aux exigences du monde extérieur, nous nous écartelons en petits devoirs contradictoires, et nous percevons que nous ne sommes plus fidèles à ce que nous sommes. Il faut changer quelque chose pour ne pas devenir schizophrènes.
Toute la question est de savoir dans quelle direction se diriger, comment changer pour redevenir nous-mêmes.
Jacques Lacan disait que « la seule chose dont on puisse être coupable, c’est de céder sur son désir ». Ca ne veut pas dire privilégier nos envies hédonistes, mais plutôt se diriger vers cet inconscient qui nous structure et nous oriente secrètement. Comme si, au fond, on savait ce qui est bon pour nous et on avait le sentiment de devoir se faire confiance. En tout cas oser écouter cette intuition. C’est par la quête de soi, par la fidélité à soi, qu’on peut espérer amorcer un changement qui nous correspond. Cette solution n’est ni réformiste, ni révolutionnaire. Elle est identitaire.

 

Comment rester fidèle à soi-même ?

Selon le philosophe Pierre Zaoui, ce que l’on souhaite vraiment, ce n’est pas changer au sens de devenir un autre, mais plutôt être soi-même de manière plus intense. Il ne s’agit pas d’une transformation radicale de soi largement illusoire, mais une acceptation et une affirmation de son être.

Pour qu’il y ait un changement réel il faut donc commencer par résister aux injonctions vides, de changement, il faut surtout ne pas vouloir changer ! L’enjeu est d’abord de comprendre ce que l’on est, de cerner ce qui fait que l’on est ce que l’on est, et c’est ce que nous apprend le philosophe Spinoza.

Au coeur de la pensée de Spinoza se trouve le conatus, concept qui désigne l’effort que fait chaque chose (une pierre, un animal, un être humain), pour persévérer dans son être. Comme l’écrit Spinoza, nous nous définissons par notre appétit de vivre, notre désir,

« Le désir est l’essence de l’homme »

dit-il, ce désir nous inscrit et nous projette dans la volonté de persévérer dans notre être. Dès lors, il s’agit de déterminer les meilleurs moyens de persévérer dans notre être, donc de discerner ce qui procure de la joie, c’est-à-dire ce qui augmente notre puissance d’agir, en laissant de côté ce qu’il appelle les passions tristes (plaisirs futiles, haine, jalousie, etc.). Pour Spinoza, cette conduite engage la raison, car elle nous pousse à détecter ce qui permet de rester nous-mêmes, mais plus puissamment. Ce qui amène parfois à réorienter ses désirs.
Et si le désir, cette impulsion fondamentale qui nous maintient en vie, était l’autre nom donné à notre destin, et à notre façon de le prendre en main ?

Lecture d’un extrait du Traité pour la réforme de l’entendement (début), de Baruch Spinoza.

 

Biographie de Spinoza

Baruch Spinoza naît le 24 novembre 1632.
Son père, commerçant d'Amsterdam, et son grand-père étaient des "crypto-juifs" espagnols, c'est à dire des juifs obligés d'adopter officiellement le christianisme, mais restés secrètement juifs. Il reçoit une éducation juive traditionnelle.

Après la mort de son père en 1653, il se trouve en procès contre sa demi-sœur au sujet de l'héritage paternel. Bien qu'ayant gagné le procès, il lui laisse les biens. Il se trouve rapidement en conflit avec les autorités en prétendant que les écritures n'affirment pas que l'âme soit immortelle ou que Dieu n'ait pas de corps. Il est alors excommunié par la synagogue en 1656, accusé d'hérésie et d'athéisme et chassé d'Amsterdam. Il est associé quelques temps avec un ancien jésuite, Van den Enden, qui dirige une école. Il en profite pour parfaire sa propre instruction et améliorer ses revenus en enseignant. Il apprend le métier de polisseur de lentilles pour lunettes et télescopes. Dans ses vingt dernières années, il supervise un groupe de discussion consacré aux questions philosophiques et théologiques. Il se retire trois ans à Rijnsburg, pour y composer ses premières œuvres. Etant critique de la philosophie cartésienne, il décide en 1663 de publier une version "géométrique" des "Principes de Philosophie" de Descartes, pour prouver la bonne connaissance qu'il en a. Ce sera la seule œuvre publiée de son vivant sous son nom.

De 1663 à 1675, il écrit son œuvre maîtresse, "L'Ethique". Craignant les polémiques que pourraient susciter la publication de "L'Ethique", il publie anonymement en 1670 le "Traité théologico-politique", dans lequel il défend la liberté de philosopher. A partir de cette année, il vit en solitaire dans une simple chambre à La Haye. Après une mission diplomatique manquée en France, il doit renoncer à publier "L'Ethique". Il meurt en 1677 d'une maladie des poumons liée à son activité de polisseur de lentilles. Ses œuvres posthumes seront interdites en 1678.

 

Pistes de lectures ou autres pour explorer ce thème du changement :

- Le miracle Spinoza / Frédéric Lenoir
- La puissance de la joie / Frédéric Lenoir
- Spinoza, la décision de soi / Pierre Zaoui
- Traité de la réforme de l’entendement / Baruch Spinoza
- Bowie. Une philosophie intime / Simon Critchley

- DVD « Un jour sans fin »
- CD « Hunky Dory / David Bowie

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Références

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Crédits : CC BY NC

Lecture : Stéphanie Marchais

Visuels : Xavier Servas

 

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