«Est-il possible de changer ?» #6

 

 

 

Pour continuer de cheminer sur le concept du changement, je vous propose de nous intéresser à la pensée du philosophe antique Héraclite.

Très tôt les hommes ont compris quels enjeux le changement provoque en passant sur le monde.
Héraclite, philosophe grec du VIème siécle avant Jésus-Christ, est reconnu comme l’un des premiers penseurs du changement. Selon lui « toutes choses changent toujours et rien ne demeure ». D’où sa théorie : le changement est ce qui confère au monde son harmonie.

Pour résumer sa pensée, on pourrait dire que pour que cette apparence de stabilité demeure, il est nécessaire que tout « s’écoule ». Par exemple, pour que nous puissions percevoir la lumière d’une lampe, il faut que l’onde lumineuse se produise, c’est-à-dire qu’elle se déplace dans l’environnement qu’elle éclaire. Pourtant, nous ne voyons pas ce déplacement, nous n’en percevons que la partie lumineuse, les effets et la stabilité. On peut donc poser le premier problème qu’induit le changement : nous constatons les effets du changement mais nous ne le voyons pas opérer.


Pour qu’un morceau de matière soit transformé par l’action humaine en une table, par exemple, ou une voiture, un courant électrique, il faut que le changement agisse et s’incarne dans le travail des individus : là le changement est visible, accessible au regard. Cependant ce changement qui s’exprime dans la transformation de la matière reste difficilement préhensible par l’esprit. Prenons le temps de réfléchir un instant à ce que peut être le changement : assis au travail, debout dans le métro, dans l’attente du prochain bus, ou bien encore dans notre lit ; quand nous considérons les objets qui nous entourent, tous sont le produit de matériaux bruts, tous ont été transformés, ils sont faits d’une matière initiale sur laquelle un créateur a agit, un être humain a actionné une machine, programmé un système ou, plus traditionnellement, utilisé des outils pour produire cet objet. Nous percevons donc la fin du processus dans tous ces objets, nous en constatons le commencement dans leur matérialité, mais comment parvenir à se représenter le changement en lui-même ?

Voilà quel est, selon Héraclite, le paradoxe du changement : selon le philosophe, il ne peut y avoir de réalité sans changement, et bien que l’être humain soit sans cesse confronté au réel, connecté à lui à chaque instant de son existence, sa nature changeante lui échappe.

Examinons maintenant ce que dit Edgar Morin - grand intellectuel français, né en 1921 à Paris , sociologue et philosophe, penseur de la « complexité » - de la pensée d’Héraclite, dont l’oeuvre n’a cessé de l’accompagner.

Fragment d’Héraclite :


« On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve »
Commentaire d’Edgar Morin :
« L’image du fleuve souligne le caractère irréversible du temps, qui est, pour Héraclite, un élément qui ne peut pas être rationnalisé. Elle rappelle la notion d’impermanence du Bouddha Shakyamuni. Ce qui est intéressant dans l’histoire du fleuve, c’est qu’elle suppose l’eau capable à la fois de se disperser en gouttes ou en vapeur, et de se réunifier en fleuve, en lac, en glace. »


Fragment d’Héraclite :


« Joignez ce qui est complet et ce qui ne l’est pas, ce qui concorde et ce qui discorde, ce qui est en harmonie et ce qui est en désaccord ; de toutes choses, une et, d’une, toutes choses. »

Commentaire d’Edgar Morin :

« L’unité du divers est une notion capitale pour l’univers, la vie, l’humain. Ne voir que l’unité occulte la diversité. Ne voir que la diversité occulte l’unité. Il faut lier inséparablement ces deux notions apparemment contradictoires : accord et désaccord. Les étoiles sont constituées de particules de poussières agglomérées sous l’effet de la gravitation et s’allument une fois une certaine température atteinte. Dès lors, l’étoile vit des milliards d’années dans une relation complémentaire et antagoniste entre des forces de gravitation qui tendent à l’écraser et le feu qui tend à la faire exploser. Sans arrêt se maintient ce conflit coopératif. L’univers vit de l’union antagoniste de forces qui tendent à le créer, à le développer, à relier les choses, et de forces qui, au contraire, tendent à le disloquer, désintégrer, disperser. C’est la relation inséparable et antagoniste d’Eros et de Thanatos. »

Comme le dit Héraclite,

« ce qui est contraire est utile, et c’est de ce qui est en lutte que naît la plus belle harmonie ; tout se fait par discorde. »

Reconnaître la contradiction comme un moteur de nos vies et de l’histoire n’implique toutefois pas d’embrasser un scepticisme généralisé. En cas de conflit, il est toujours possible de prendre parti, de s’engager. Je n’ai pas subi la passivité parce que je crois que toute décision est un pari. Prendre chaque décision comme un pari, c’est cesser de croire à la certitude de la réussite et adopter une stratégie qui s’adapte au cours des évènements et des hasards. (…) Il y a contradiction entre vivre et survivre ; pour vivre il ne faut pas vouloir survivre ; le pari de la vie est plus intéressant que celui de la survie.

Biographie d’Héraclite:


Héraclite, né dans la cité grecque d’Éphèse (située dans l’actuelle Turquie), vers 535 av. J-C., mort vers 475 av. J-C., est un philosophe de la Grèce antique, connu comme l'un des fondateurs de la philosophie. Comme toutes les sources antiques, sa vie est incertaine et les faits historiques se contredisent souvent. Selon une légende, Héraclite était membre d'une grande famille aristocrate qui aurait fondé Éphèse. Il était l'héritier légitime du trône, mais aurait refusé de devenir roi car il était régulièrement victime d'injustices dues à son athéisme: il refusait de se déclarer comme polythéiste grec. Son frère a donc été couronné à sa place, et Héraclite s’est retiré dans une montagne inhabitée où, seul et misanthrope, il pratiquait la méditation. Ce serait dans cette montagne que serait né le concept de philosophie appelée « présocratique » (avant Socrate).
On le surnomme « l’Obscur » ou « l’Enigmatique » et cette réputation tient tout autant de l’aspect lacunaire de son œuvre, que du mystère qui entoure sa vie.

De nos jours, Héraclite est connu pour quelques-unes de ces doctrines. Certaines de ses citations sont encore fréquemment utilisées :

« Nul homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve car, la seconde fois, ce n’est plus le même fleuve et ce n’est plus le même homme. »

ou

« Les hommes éveillés n'ont qu'un monde, mais les hommes endormis ont chacun leur monde. »

Ses travaux remettent notamment en cause le fait que les catastrophes naturelles soient issues des dieux : il voit plutôt des explications rationnelles à tous les éléments de la nature. Sa formule, « panta rei », témoigne d’une ontologie du changement, révélant une conception d’un monde chaotique.

Lecture d’une expérience de pensée « Le bateau de Thésée ».

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Références

 

Crédits : CC BY NC

Lecture : Stéphanie Marchais

Visuels : Xavier Servas

 

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